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Rencontre

Samuel Legris
sonde les foules
en colère

Doctorant en sociologie, Samuel Legris s’est passionné pour les Gilets jaunes dès 2018 et poursuit aujourd’hui ses investigations au sujet des mouvements contre l’obligation vaccinale et le pass sanitaire. L’étudiant a livré sa méthode de travail et a notamment évoqué la façon dont il fait cohabiter son engagement politique et son intérêt scientifique pour les mouvements populaires.

Chaque décennie française compte son lot de mouvements sociaux d’ampleur mais depuis une vingtaine d’années, leur nombre, et parfois leur virulence, se sont intensifiés. De leur côté, les sociologues font feu de tout bois ; ils étudient des domaines aussi variés que le travail, la famille, la politique, l’éducation. 

Aussi, dans les périodes agitées, les révoltes populaires préoccupent-elles autant le public qu’elles médusent ces scientifiques des comportements sociaux. 

Samuel Legris, étudiant en sociologie au moment du « premier acte » des Gilets jaunes, a saisi cette occasion en or massif pour réaliser ses travaux : « J’ai eu un intérêt scientifique pour ce mouvement inédit, avec des acteurs pas forcément habitués aux manifestations et parfois éloignés de la chose politique. J’ai été intrigué par ces personnes et solidaire de leur cause. »

Pendant deux ans, Samuel Legris étudie cette protestation-fleuve qui débute en octobre 2018 pour être balayée en mars 2020 par la survenue du Covid et du premier confinement. Déjà militant de la France Insoumise depuis ses 18 ans et adhérent depuis quelques mois à la CGT, Samuel connaissait le terrain et les revendications des manifestants lui étaient familières. La justice sociale, la justice fiscale et la défense du pouvoir d’achat faisaient partie des sujets crispants qui ont poussé les premiers Gilets jaunes à se rassembler. En novembre 2018, il rejoint les premières mobilisations puis se rend sur les ronds-points du Berry un mois plus tard.

L'observation d'un chercheur engagé

Manifestant sincère avant d’étudier sérieusement le mouvement des Gilets jaunes, Samuel Legris a d’abord gagné la confiance de ses enquêtés puis a approfondi ses recherches au fil de longues discussions avec eux. Son engagement politique ne l’a pas empêché de dépasser les clivages ; sans condescendance ni mépris, il écoutait et investiguait dans tous les foyers, même ceux qui étaient éloignés de sa sensibilité politique : « Tout le monde a des idées. […] Je ne suis pas neutre mais j’essaie d’avoir une méthode et d’être objectif grâce à l’immersion et l’observation participante. […] Je suis ouvert et pas sectaire, la sociologie aide à mieux militer et vice versa, l’une nourrit l’autre.  »

Un mouvement disparate

Les différentes études de Samuel Legris lui ont notamment permis de creuser la question de la conscience sociale des Gilets jaunes. Tantôt « tripartite », tantôt « dichotomique », tous les participants au mouvement ne tirent pas les mêmes conclusions : « Tous les Gilets jaunes sont d’accord pour s’opposer aux plus puissants. Le jugement est plus nuancé concernant  “ceux d’en bas”, et au cours du mouvement, les binaires se sont parfois désolidarisés des triangulaires. Il y a ceux qui sont plutôt solidaires des chômeurs et précaires, et ceux qui ont un regard sévère sur ces derniers qu’ils appellent des  “cassos” ou  “assistés” », analyse l’étudiant. Ce dernier a également remarqué une résurgence de la question sociale : « Avec les Gilets jaunes, on a assisté à son retour alors qu’elle avait été délaissée au profit des mouvements post-matérialistes comme ceux rattachés à l’écologie, au féminisme. Ce sont des sujets importants mais qui ne parlent pas forcément au plus grand nombre, comme le pouvoir d’achat. […] Il y a également un retour de la lutte des classes sous une certaine forme. C’est moins binaire qu’avant et parfois avec du ressentiment. […] Par ailleurs, les Gilets jaunes des zones rurales ne sont pas exactement les mêmes que ceux des agglomérations. […] La conscience triangulaire se retrouve plus dans les petites communes. Aussi, les acteurs de 2023 ne sont pas ceux de 2018. Le 17 novembre 2018, il y avait beaucoup de figures de réussite locale  – des indépendants, des artisans, des  “bosseurs”, des  “gens bien” – et le mouvement était assez bien vu. Mais l’image s’est dégradée ensuite, il y a eu des violences, des propos que certains ont pu juger condamnables et la petite bourgeoisie locale s’est rapidement désengagée. À partir de ce moment, la stigmatisation envers les  “cassos”, les “profiteurs” a augmenté. »

Et s’il est si facile d’amasser des richesses sans sortir de chez soi ni se lever de bonne heure, quelle mystérieuse motivation pousse encore les gens qui souffrent de leur condition à travailler ? Samuel Legris a son idée : « Quand on est Gilet jaune et ouvrier – pas cadre –, avec le prix de l’essence, on peut se demander si c’est rentable d’aller travailler. Mais il y a des enjeux d’honorabilité et de respectabilité, une volonté de reconnaissance sociale, une logique de distinction dont Bourdieu a notamment parlé dans La Distinction. »

Entre épouser un mode de vie marginal et renoncer au fait d’être perçu comme un « travailleur », bon nombre de révoltés choisissent, malgré leur supplice quotidien, la voie de la reconnaissance sociale qui apporte au moins un salaire symbolique.

Quid d’un retour des Gilets jaunes ?

Quant à savoir si le mouvement pourrait se reconstituer un jour, nul ne peut le prédire, pas même les spécialistes qui étudient le sujet. La réforme des retraites, l’explosion du coût de l’énergie et des matières premières, la fragilisation des services publics, la nécrose galopante de la cohésion sociale semblent être autant d’ingrédients qui participent du bouillonnement bruyant de la marmite. Alors, quand débordera-t-elle ? 

Des mouvements sociaux se reformeront, mais celui des Gilets jaunes retrouvera-t-il son panache d’antan, en termes de durée, de soutien de la part de la population et de participation ? Prendra-t-il une autre forme ? « Les Gilets jaunes sont encore actifs, il y a des réseaux qui restent mobilisés. Mais les mouvements populaires ne sont pas mécaniques, ils ne dépendent pas que du prix de l’essence », considère Samuel.

Une thèse en préparation

Désormais âgé de 23 ans, Samuel Legris réalise depuis le 1er octobre 2022, sous contrat doctoral, une thèse de doctorat à l’université de Pau et des Pays de l’Adour intitulée Une sociologie des mouvements populaires contemporains : les mobilisations anti-pass en France.

Originaire de Bommiers, l’aspirant sociologue a suivi jusqu’ici un parcours scolaire sans embûche : « J’étais bon élève et polyvalent, j’ai passé un bac S au lycée Jean-Giraudoux à Châteauroux car ça ouvrait plus de portes. J’ai ensuite intégré la classe prépa B/L du lycée Montaigne à Bordeaux qui comprend un enseignement en lettres et sciences sociales notamment. C’est là que j’ai véritablement découvert la sociologie. […] J’ai ensuite intégré l’École normale supérieure Paris-Saclay pour une double licence sociologie/histoire. La question était ensuite de savoir si je souhaitais travailler davantage avec des archives en histoire ou avec des gens en sociologie. » Au cours de son master, il rédige deux mémoires sur les Gilets jaunes et étudie les mouvements contre l’obligation vaccinale et le pass sanitaire lors de son année de recherche pré-doctorale.

Car après la fin des confinements et l’instauration du pass sanitaire, c’est naturellement que Samuel Legris a poursuivi ses investigations auprès de ces nouveaux mobilisés qui n’étaient pas forcément Gilets jaunes auparavant. Cependant, le doctorant observe que la mobilisation et la perception de celle-ci diffèrent : « Le mouvement des Gilets jaunes était soutenu par plus de 50 % de la population. Selon Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion, 3 millions de Français auraient participé au mouvement. Pour le pass sanitaire, il y a eu de grosses mobilisations mais dans les sondages, les opposants au pass n’étaient soutenus que par une minorité de la population, d’où la stratégie parfois agressive de Macron. »

Quand l'occasion fait le larron

Samuel Legris a été interpellé le 10 décembre 2022 à Montpellier alors qu’il cheminait vers une manifestation organisée contre la vie chère, en compagnie de Gilets jaunes. Mi-outré, mi-irrité, le doctorant brandit sa convocation au tribunal qui précise le motif pour lequel il est poursuivi. Il lui est reproché : « d’avoir […] participé sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens, avec cette circonstance que les faits ont été commis lors d’un déroulement de manifestation sur la voie publique. »

Disposant pourtant d’un ordre de mission émanant de son université, il a été placé durant 24 heures en garde à vue : « C’est scandaleux, c’est une interpellation préventive. […] J’espère pouvoir bénéficier de la protection fonctionnelle juridique, destinée aux agents arrêtés dans le cadre de leurs fonctions, et qui couvre les frais d’avocat. J’espère aussi avoir le soutien de mon université. […] Selon plusieurs avocats, il s’agit d’empêcher les gens de manifester par la répression, c’est de l’intimidation. » Le délit, créé sous Sarkozy en mars 2010 par la « loi sur les violences en bande », visait à réprimer les intrusions dans les établissements scolaires et les violences dans les stades. Finalement « utilisée régulièrement lors des manifestations », la loi permet d’étouffer dans l’œuf la moindre velléité de mouvement en dehors des sentiers tracés. 

Samuel Legris, qui compte poursuivre ses travaux sur les Gilets jaunes au niveau local, planchera dorénavant sur l’étude de la répression policière et judiciaire en parallèle. Le puits de la sociologie est décidément sans fond. 

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