
rencontre
GEORGES LEMOINE
ET LA FUITE DU TEMPS
Illustrateur renommé dans le milieu de la littérature jeunesse, Georges Lemoine a exercé l’essentiel de son activité des années 70 jusqu’à 2015. Né à Rouen il y a près de 90 ans, il a principalement vécu à Paris avant de s’établir à Gargilesse, l’un des plus beaux villages de France.
Il y a trois ans, nous avons fait la connaissance de Georges Lemoine. Tandis que Le Taiseux, encore au stade embryonnaire, faisait ses premières armes à L’Écho du Berry, l’illustrateur, dessinateur et auteur exposait dans la galerie de Catherine Liénard quelques œuvres poétiques. L’occasion pour un rien-du-tout de converser avec un grand-quelqu’un. La timidité et la maladresse s’en mêlant, les débuts s’avérèrent laborieux. Mais nous avons souvent recroisé Georges Lemoine dans les ruelles ou les galeries de ce ravissant village. Et nous pressentions qu’il y avait là tout un monde à découvrir. Après y avoir trempé l’orteil, Le Taiseux s’est finalement décidé à plonger dans l’univers de Georges Lemoine, entre souvenirs marquants et petits tracas.

Le coup de foudre pour Gargilesse
Gargilesse, l’illustrateur y vit depuis 2009. Mais c’est depuis 1961 qu’il la connaît. « J’y suis toujours revenu. Mon épouse était fan de George Sand. Nous étions allés à Nohant en 2CV depuis Paris, sans même avoir réservé d’hôtel. Le voyage ne m’intéressait pas spécialement. Nous avons vu Aurore Sand à la fin de sa vie, ma femme était dans tous ses états. Nous avons demandé à Georges Smeets-Sand s’il connaissait un hôtel. On aurait trouvé à La Châtre mais il nous a suggéré l’Hôtel des artistes à Gargilesse. Quand nous sommes arrivés, il y avait beaucoup de monde, c’était la finale du concours de pétanque. Marcel Pacaud nous a dit qu’il lui restait une chambre. C’est comme ça que l’aventure a commencé. Nous avons été tellement séduits que nous sommes revenus régulièrement. » Vinrent ensuite pléthore d’expositions, de rencontres et de stages d’été. En 2000, Georges Lemoine achète une maison dans le village, un « vrai capharnaüm, avec une cave sordide et un grenier » puis la met à son goût. Depuis, il participe régulièrement à la vie associative et culturelle de Gargilesse.

Un travail rétrospectif en cours
Cette année, Georges Lemoine prépare une exposition qui se tiendra en juin à la Galerie Gallimard, située dans le 7ᵉ arrondissement de Paris. « C’était une idée datant d’il y a cinq ou six ans pour l’ouverture de la galerie. Finalement, il y a eu une première exposition sur les voyages d’André Gide, et le temps a passé… Puis Alban Cerisier m’a recontacté pour me dire : “On vous expose pour vos 90 ans.” J’y pense, il me manque encore des documents. C’est un travail rétrospectif qui part de l’enfance, avec des gouaches peintes à l’âge de 12 ans. Il y a aussi cet arbre dessiné sur ce vieux papier datant de 1786. Je resserre au maximum, je suis en train de rassembler les choses », explique-t-il posément d’une voix légèrement voilée. Car Georges Lemoine en a sous le coude. L’illustrateur n’a jamais cessé de travailler et même s’il n’est plus aussi productif qu’auparavant, son esprit se porte sans cesse sur des projets à venir, des réflexions artistiques ou encore sur le temps qui passe et l’écrase.

Le temps s’en va, le temps s’en va, madame
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons.
— Joachim du Bellay
Cette dernière préoccupation reviendra tout au long de notre discussion.
« C’est le problème de tout le monde arrivé à un certain âge ; il ne me reste plus beaucoup de temps. Le sable commence à s’amenuiser dans le sablier ». Cette fuite du temps est d’autant plus palpable depuis que la maladie s’est grossièrement invitée. « Je suis agacé et à la fois vexé, je préférerais être en bonne santé… Ce sont des sentiments que je n’avais pas, la question ne se posait pas à quarante ans. Ce sont des interrogations angoissées presque récentes », détaille-t-il. Qu’importe les obstacles physiologiques, pour Georges Lemoine, il ne sera sans doute jamais question d’arrêter ses activités. L’illustrateur bataille, s’adapte, ruse, trouve une parade. « Je suis un couche-tard et je ne travaille jamais le matin, alors j’écris le soir et parfois l’après-midi. Je peux dessiner encore mais plus écrire manuellement, cela se reporte sur l’ordinateur. J’ai envie de dessiner tous les jours mais je ne trouve pas le temps. Je dessine beaucoup moins sur mes carnets au quotidien. Auparavant, j’écrivais très vite, avec une grande aisance. Je dessinais n’importe où, dans des lieux publics, des cafés. Je copiais des œuvres du XVIIIe, des choses anciennes, du Picasso… La maladie est arrivée très progressivement, à un moment d’adresse. Je ne sentais rien mais en regardant mes carnets le médecin m’avait dit “c’est déjà là”. »

Une frénésie créatrice intacte
Les idées continuent pourtant d’affluer et la frénésie créatrice est encore intacte chez Georges Lemoine qui travaille perpétuellement à d’autres projets, comme ce livre de Rolande Causse qu’il est en train d’illustrer. « Ce seront des linogravures ; je suis à l’aise avec le processus. Elles porteront sur l’épisode des rafles et déportations de Drancy. C’est l’histoire de deux petites filles, “Les Oubliées de Drancy”, dont les proches ont été emmenés. Elles finiront par suivre le même destin. »
Mais au-delà de l’illustration de textes, Georges Lemoine aspire surtout à donner forme à des idées simples et poétiques, au pastel ou aux crayons de couleur. D’ailleurs, quel regard porte-t-il sur le monde de l’illustration aujourd’hui ?
« L’illustration actuelle, ça m’intéresse moins, mes relations avec Gallimard ont beaucoup changé en 15 ans, je n’ai plus eu de commandes. La plupart des gens avec lesquels j’ai travaillé sont morts. Il y a aussi une question de mode. Tout a changé, il y a une nouvelle politique artistique, de nouveaux concepts. J’ai fait plusieurs propositions mais elles sont restées sans réponse ou ont été refusées. Ce n’est sans doute plus dans le coup…
— Et qu’est-ce qui est dans le coup ?
— Je ne sais pas… »
Il y avait aussi cette proposition d’illustration qu’il avait soumise pour une chanson de Charles Trenet. « La Cloche peut-être ? Non, c’était Ding ! Dong ! »
Aussi amateurs de Trenet soyons-nous, nous ne connaissions pas Ding ! Dong ! Alors Georges Lemoine l’a lancée dans son salon-bureau donnant sur la Gargilesse.
« La cloche a fait Ding ! Dong !
Puis le temps passe.
On devient un homme sérieux
Et, dans la glace,
On s’dit : “Je ne suis pas trop vieux.”
Ding ! Dong !
Mais la vie va vite.
La jeunesse vous quitte.
Aïe donc !
La cloche a fait Ding ! Dong ! »
Le temps, toujours le temps… Le temps et rien d’autre, finalement. ■