paroles de taiseux

Enfants mannequins :
la rançon de la gloriole

Les enfants mannequins sont partout et nulle part à la fois. Ils envahissent les pubs, mais leurs visages ne marquent presque jamais les mémoires. Pourtant, derrière ces carrières précoces se cachent souvent blessures et névroses. Trop tôt exposés sous les projecteurs, peu protégés, certains traînent jusqu’à l’âge adulte des souffrances difficiles à comprendre. Le témoignage d’une d’entre elles éclaire la réalité de ces enfants, parfois utilisés comme simples faire-valoir par leurs propres parents.

fourberie du système

En France, le travail des enfants de moins de 16 ans est interdit… sauf dérogation de la préfecture. La loi se ménage toujours des échappatoires, sous couvert de « situations encadrées ». Ces exceptions ouvrent la porte à une réalité contradictoire.

D’un côté, il y a les enfants protégés du travail, et de l’autre, ceux qui y entrent dès tout petits. Certains prêtent leur visage pour une pub, une fois ou deux. D’autres s’enfoncent dans cet engrenage pendant des années, broyés par une machine qui dévore la chair fraîche, la recrache, et leur laisse en échange quelques chèques et des miettes de gloire.

J’ai fait partie de cette deuxième catégorie, de mes 9 mois à mes 13 ans. Un système qui repose sur la complicité des parents pour durer. À cet âge, parler de consentement ou de désir de célébrité est absurde. Aucun bébé ne choisit d’être maquillé, habillé, photographié par des pros. Objectivement, je n’avais pas le choix : j’ai intégré ce système, payé des cotisations sociales avant même de savoir marcher, renoncé à mon anonymat, et contribué à faire connaître ces marques.

Idiotifiantes injonctions

Dès 1994, je courais les castings parisiens, traînée aux quatre coins du métro et sur tout le réseau RER d’Île-de-France. Yves Saint Laurent, Christian Lacroix, Sonia Rykiel, mais aussi Carrefour, Super U, Auchan, Toys “R” Us… De la haute couture à la grande distribution, j’ai presque tout fait. Sur papier glacé, prospectus, panneaux 4×3, spots pub, téléfilms, et même un navet au cinéma, j’ai prêté mon visage à des dizaines d’entreprises pendant 13 ans. Pourtant, qui se souvient de cette enfant dont le seul talent était d’obéir à des consignes souvent absurdes ? Personne. « Tire la langue. », « Saute ! », « Souris. », « Non, pas avec la bouche, avec les yeux ! », « Fais comme si tu boudais. », « Pose ta tête sur ce yaourt sans l’écraser. », « Cours vers moi avec ce rouleau de papier toilette, ça marche ? Super ! ». Il fallait tout supporter, feindre d’aimer. J’ai connu des dizaines de familles fictives et presque autant de frères et sœurs imaginaires. On me faisait parler une autre langue, dire des mots que je ne comprenais pas. Et attention, ici, nous ne sommes pas chez les esthètes ; il faut vendre et exalter l’envie de consommer, pas davantage.

Parfois, je trouvais un peu de plaisir à me déguiser pour des pubs sur papier. Mais dès que j’ai commencé à tourner pour la télévision, les choses ont changé. Introvertie, habituée aux appareils photo, il fallait maintenant paraître vivante, ne pas avoir l’air de réciter un texte, être naturelle. Mais qu’est-ce que ça voulait dire, être naturelle ? Comment le savoir, alors que je passais tout mon temps libre à être quelqu’un d’autre, toujours différent ?

« Cours vers moi avec ce rouleau de papier toilette pour voir ? Génial ! »

vénérable famille

La caméra ne ment pas, et très vite, je me suis sentie comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tout le monde le voyait, de la régie aux acteurs, sauf mes parents. Pour eux, la fierté de me voir dans les magazines valait tout. Lors d’une de mes rares visites, ma grand-mère avait même invité ses voisins en cachette pour montrer la « bête de foire » qu’elle avait à la maison. Une trahison qui en disait long.

 

Nulle, illégitime, commençant à devenir têtue, j’ai rapidement été exclue du petit écran. J’ai alors découvert un autre visage de ma mère, partagé entre désespoir et colère. Son monde s’effondrait.

Oui, c'était chiant.

Bas-fonds moraux

Peu importaient mes envies ou mon humeur, il fallait feindre des émotions. Très vite, la compétition entre enfants s’est installée. Il fallait écraser les autres, en faire plus, lancer des regards hautains, afficher son palmarès. Et dans les salles d’attente des castings, les mères rivalisaient encore plus. Leurs sourires carnassiers ne cachaient pas leur envie.

Les fins de tournage laissaient aussi une amertume. Quand la lumière s’éteignait, que plus personne ne demandait de refaire une scène, on se demandait à quoi servait toute cette vie. Alors, il ne restait qu’à courir à un autre casting, espérer réussir, et revoir la fierté dans les yeux des parents. L’insatiable  bête ne se repaît jamais.

 

Vers la puberté, les rôles ont changé. Dans ce pays moralement en roue libre jusqu’à il y a peu, la fascination malsaine pour les lolitas poussait les scénaristes à sexualiser les préados. Trop « coincée », pas assez « dégourdie », je n’ai pas suivi le mouvement. Mes résultats médiocres et mon refus de faire des efforts m’ont permis de sortir de ce milieu. Mes parents commençaient-ils à voir mon désintérêt ou étaient-ils simplement fatigués de m’accompagner dans ma chute ?

« Tu fais quoi quand tu ne viens pas à l'école ? »

Une construction bancale

Prêter son visage à la pub pendant sa croissance laisse des traces. Dermatillomanie, confiance en soi brisée, peur de vieillir, crainte de l’humiliation et hantise de l’échec me suivent encore. Les plus jeunes ne sont pas épargnés non plus : pendant les castings et sur les plateaux, les commentaires blessants fusent. Entre 8 et 16 ans, j’ai dû rentrer mon « gros ventre » repéré lors d’une séance pour Christian Lacroix. Une habilleuse, avec insistance, avait même invité une collègue pour admirer cette « trouvaille ».

Ce milieu ne détruit pas seulement l’amour-propre, il brouille aussi les repères, le goût du travail. À 12 ans, j’ai appris qu’un pactole m’attendait à ma majorité. Cette découverte a changé ma vision de la vie. Les absences répétées et le regard des autres enfants, qui voyaient en moi une étrangère, m’avaient isolée. Le sentiment d’avoir déjà tout accompli a nourri un désintérêt profond, menant au décrochage scolaire à la fin du collège.

Le retour de bâton arrivait. J’allais enfin pouvoir me construire en opposition à ce qui m’avait privée d’une vie normale. Fight Club est devenu mon bréviaire.

Incident du gros ventre : H+1

monnaie et gloriole

Depuis 2016, les cachets des enfants du spectacle sont bloqués. Avant, il fallait faire confiance aux parents. Ceux-ci m’ont raconté que 10 % de mes revenus leur revenaient, et 90 % étaient bloqués jusqu’à ma majorité.

Selon eux, l’argent n’était pas leur moteur. Les 10 % récupérés ne couvraient même pas les centaines d’auditions. Mais la suite vous surprendra.

Personne ne les a forcés à m’introduire dans cet univers trouble pendant que d’autres enfants vivaient leur insouciance. Je veux croire qu’ils pensaient bien faire. Mais il est difficile d’ignorer le frisson qu’ils semblaient ressentir à l’approche d’un visage célèbre. À leur manière, ils goûtaient à une vie plus brillante, par ricochet.

À mes 18 ans, rattrapés par les dettes, ils m’ont demandé de leur prêter la moitié de mon capital pour redresser leur situation. Comment aurais-je pu refuser ?

On n'est pas chez les esthètes ici !

Ces plaisirs violents ont eu une fin violente

Ce lien d’intérêt avec mes parents portait en germe sa propre chute.

En 2015, après avoir remboursé leurs dettes, j’ai souscrit un crédit à mon nom pour leur acheter une maison. En échange d’un remboursement officieux, ils en avaient l’usage exclusif. J’étais prête-nom, sans clef, ni droit, ni voix.

Leur but : contourner les banques, évincer mon frère, garder la main. Le mien : prouver ma loyauté. Je n’avais pas vraiment d’autre horizon.

En 2018, j’ai voulu sortir de cet accord inconfortable. En retour, j’ai reçu un colis contenant les clefs, et un coup de fil : « Tu te démerdes maintenant ! » Fin du pacte, début de l’ardoise.

 

Enceinte, j’ai dû vendre en urgence. L’opération m’a coûté beaucoup, mais j’y ai gagné l’essentiel : la liberté.

Ç'aurait pu être pire

Ironie du sort : la dépossession de l’image s’est accompagnée de la dépossession des souvenirs matériels. Ceux-ci sont jalousement restés chez mes parents, sans doute rangés au milieu de magazines jaunis. Beau bilan ! 

Frustrée d’avoir été un faire-valoir, ignorée pour mes qualités, j’ai eu la chance d’échapper à l’ère YouTube, où les enfants deviennent produits avant même de naître.

Parents narcissiques, ne croyez pas que le baril de poudre sur lequel vous êtes assis n’explosera jamais. En ignorant vos enfants, vous préparez votre propre chute. Il est peut-être encore temps d’écouter ce feu qui grésille sous la glace. 


Estelle Caumartin

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