rencontre

Dans l'intimité
du bourrelier
Francis Venat

Argentonnais de longue date, Francis Venat déploie son savoir-faire de bourrelier dans l’atelier boutique du 30 rue Gambetta depuis plus de vingt ans. Il propose principalement des bagages et petits accessoires à une clientèle d’habitués friands d’authenticité. « Libre penseur », autodidacte, artisan passionné, il nous a confié les détails de son parcours hors norme.

Poursuivi par de tenaces souvenirs hitchcockiens, Le Taiseux cherchait ardemment à se procurer une paire de gants en cuir il y a quelques semaines.  Musardant à Argenton-sur-Creuse le 24 décembre dernier, son regard s’est arrêté sur la vitrine de la bourrellerie de Francis Venat et sa devanture d’une autre époque. Francis Venat l’a invité à entrer ; des gants, il n’en fabriquait pas. Mais des histoires renversantes qu’il brûlait de raconter, il en avait à revendre.

Prémices pâtissières et tapisserie

« Mon père était bourrelier et on me disait : “quand il travaille, il ne fait pas de chute !” » Francis Venat reste marqué par cette considération familiale qui l’a obligé à devenir exigeant envers lui-même et à respecter son matériau de prédilection. Pourtant, ce n’est pas auprès de son père qu’il a appris le métier : « Il travaillait beaucoup et je le voyais peu. Et puis un jour, il n’était plus là… », confie-t-il ému. Car avant de devenir lui-même bourrelier, l’artisan a traversé une vie à tiroirs.

« Ma mère me menaçait : “Tu seras éboueur si tu n’as pas ton certificat d’études.” Je ne l’ai pas eu, mais j’ai cherché un patron d’apprentissage en pâtisserie à 14 ans », retrace Francis Venat. Tout au long de sa carrière, ce dernier sera envoyé dans les cuisines d’établissements renommés des Alpes et de la Côte d’Azur et confectionnera des pâtisseries au sein du palace de Menthon, au Carlton, au Negresco, à l’Hôtel de Paris. Il retiendra de cette période la fraternité avec les autres cuisiniers mais aussi de piquantes anecdotes. Il se souvient avec précision de Grace de Monaco se délectant d’une seule baie d’amour en cage trempée dans le sucre rose, de l’apparition de Martine Carol quelques heures avant son mystérieux décès et des comportements parfois excessifs de trop riches clients.

À 23 ans, Francis Venat est promu second chef pâtissier au Chalet du Mont d’Arbois de Rothschild à Megève. « Là, mon père s’est suicidé. J’ai été clochard pendant un an », annonce-t-il. Au bout de cette errance, il part en Corse pour monter une pizzeria et travaille ensuite au Grand Cœur à Méribel, de nouveau en pâtisserie. Puis, l’artisan change de cap : « Un jour, je rends visite à une amie qui fabriquait de beaux bijoux en argent et travaillait dans l’atelier d’un antiquaire. Elle me raconte que des tisserands sont passés. À l’époque, j’étais imprégné de Que ma joie demeure de Giono, avec ses scènes de partage de repas, de tissage. Ç’a a été un déclic, je n’étais plus pâtissier dans ma tête, j’étais tisserand ». Il achète un métier à tisser qu’il apprivoise dans la salle de jeux du Grand Cœur puis finit par abandonner sa carrière de pâtissier. Il revient alors à Argenton s’établir dans l’atelier familial et exerce l’activité de tisserand pendant dix ans. Il y réalise des tapis, des panneaux décoratifs, des abat-jours, des sacs, travaille pour Jean Lurçat et vend également les métiers qu’il fabrique. 

Des commis aux Compagnons

Francis Venat opte ensuite pour une nouvelle spécialité et choisit de devenir charpentier : « Les architectes de la charpente m’avaient donné envie d’aller plus loin. […] J’ai monté des charpentes entières », relate-t-il. Il côtoie les Compagnons du devoir et notamment Gatinet, « l’ami du trait, l’aristocrate de la charpente » qui l’initie aux secrets du métier : « J’ai appris à réaliser le trait de Jupiter, les secrets de coupes. […] Depuis longtemps, les secrets des Compagnons se transmettaient dans les combles des cathédrales. » Les deux compères doivent alors reprendre un atelier à Badecon-le-Pin mais le projet n’aboutit pas.

Les chemins du bourrelier et des Compagnons s’éloignent ensuite, la sensibilité de Francis Venat s’étant heurtée à leur approche peu spirituelle de la matière. « J’ai été déçu par ces gens-là. […] On ne construit pas une maison n’importe où. […] Il y a des trames négatives et des trames positives. Les courants de la mort, les maisons qui tuent, ça existe… Ces choses essentielles de l’initiation, ils ne les connaissaient pas », déplore-t-il.

Déclic du bric-à-brac

Le pâtissier-charpentier, qui assume sa propension à sauter du coq à l’âne, n’était pas à l’abri d’un nouveau revirement : « Il suffit d’un déclencheur ! Un jour, je ramasse deux cageots avec des pots de confiture. Dedans, il y a des vases Gallé dégagés à l’acide… » La passion de la brocante s’empare alors de l’artisan qui sera occupé par cette activité pendant quinze ans. Il se spécialise dans la vente d’outils compagnonniques, d’objets en pâte de verre puis dans la restauration et la reproduction de meubles anciens. Aujourd’hui, il ne lui reste de ses chines qu’une collection de quelques figurines en os du Christ janséniste. La plupart de ses outils de menuisier aussi ont disparu au profit de ceux de bourrelier : « Je ne garde plus rien quand c’est fini », admet-il.

L’Ours Parlant est né

Après cette période, la dépression et un divorce lui font traverser le désert pendant une décennie. Mais, comme toujours, un déclencheur l’attend au tournant de ce douloureux passage : « Tout se casse la gueule. Et un jour, je regarde à la télé un reportage avec un Indien qui tenait une plume d’aigle à la main. Pendant dix ans, je me mets à étudier l’anthropologie en autodidacte. » La prédiction d’une voyante qui lui avait indiqué qu’il quitterait tout et partirait se confirme également. Il s’envole pour le Canada et se rend au Nouveau-Brunswick où il est hébergé par les Malécites, un peuple autochtone d’Amérique du Nord. « J’avais envie d’entrer dans une réserve. […] Tout est arrivé à bon escient, au bon moment. Quand je suis arrivé, ils m’ont dit “Mon frère, tu as déjà vécu ici”. Je leur ai répondu : “Merci mes frères de me permettre de remarcher sur la Terre Sacrée”. J’ai participé aux rituels, le second chef m’a hébergé », précise-t-il. Refusant l’oisiveté, Francis Venat commence à confectionner des sacs médecine en cuir de chevreuil, de petites sacoches destinées à contenir des plantes médicinales ou des pierres imprégnées d’énergie, ainsi que des sacs perlés renfermant des cordons ombilicaux. Il fabrique ensuite les tambours qui seront utilisés lors des rituels.

Loin des « guignols vivant par procuration et qui jouent aux Indiens mais se sont en fait arrêtés à Tintin et Milou », Francis Venat se fond dans sa tribu d’accueil, utilise ses codes et s’abreuve de sa spiritualité : « Il m’a fallu trois ans chez les Indiens pour me retrouver, décaper les scories. […] C’était vraiment “L’entrée ouverte au palais fermé du Roi”. Pour moi, les portes se sont ouvertes.  […] Ils m’ont surnommé “Talking Bear”. » De son séjour, Francis Venat ramènera 24 caisses de souvenirs étonnants, et notamment des chants sacrés qu’il a retranscrit phonétiquement. Au savoir-faire de plus en plus précis qu’il acquiert s’ajoute désormais une dimension spirituelle qui rend unique son approche de l’objet et du client.

Au carrefour des artisanats

À son retour du Canada en 2000, Francis Venat transforme l’atelier du 30 rue Gambetta et y installe son activité de bourrellerie. Imprégné de ses souvenirs chez les Indiens, il continue aussi de se former en toute autonomie en chinant de vieux modèles de sacs dans les brocantes. Il étudie et reproduit ou améliore ses trouvailles, selon ses préférences et inspirations.

Le panel d’objets vendus est large, et leurs couleurs variées : « Je me suis spécialisé dans le bagage, je fabrique aussi des ceintures américaines, des porte-monnaie, des tabliers pour les artisans. Je suis entre la bourrellerie, la sellerie et la bagagerie », poursuit-il.

Francis Venat confectionne par ailleurs des étuis pour les armes, aussi son savoir-faire a-t-il été remarqué à plusieurs reprises par des accessoiristes de cinéma et de théâtre.

Du côté de l’outillage, l’artisan a à cœur de travailler avec des machines qui ne dépendent pas d’un ordinateur, qui sont encore facilement réparables et peu coûteuses à entretenir. Bon nombre d’entre elles ont d’ailleurs été dénichées en brocante. Pour ce qui concerne les matériaux utilisés, l’artisan se fournit chez un spécialiste qui achète pour lui des peaux de vache, de veau et de porc principalement, parfois de koudou, de saumon, de truite et de l’imitation de peau d’autruche ou du galuchat pour les détails de marqueterie. Les peaux proviennent d’Angleterre, du Portugal, de France, d’Allemagne et d’Argentine essentiellement.

La clientèle de Francis Venat est panachée et compte des habitués venant de la France entière : « C’est une clientèle de connaisseurs, qui savent apprécier la qualité du cousu main et l’originalité de mes créations. […] Il y a beaucoup de châtelains, de chasseurs. Ils admirent aussi un peu ce que je suis, car je suis libre de penser, de travailler. »

Passeur de savoir

Francis Venat ne se contente pas du savoir-faire qu’il a amassé tout au long de sa vie ; il tient aussi à transmettre les secrets de son artisanat aux plus jeunes : « J’ai eu une vingtaine d’apprentis. Certains ont dépassé le maître et travaillent pour de grandes maisons. […] Line n’a pas eu besoin d’apprentissage. Elle regarde ce que je fais, elle comprend tout et reproduit. Je lui fais don de mon savoir-faire. Je l’attendais, nos âmes se connaissaient depuis longtemps… » Forgeronne en parallèle, Line est l’élue qui reprendra la suite de la bourrellerie.

Marchant dans les pas de son père et poursuivant la transmission de ses secrets de fabrique comme au temps des Compagnons, l’artisan semble avoir atteint à 75 ans un certain équilibre existentiel. La concurrence des « guignols » ne l’inquiète pas, il est assez sûr de sa valeur pour dormir tranquille. La promotion de son talent aussi, peu lui chaut : « Arrêtez avec ça ! Je n’ai pas de carte de visite, pas de site, rien. Ce n’est que du bouche à oreille, de la réputation du travail bien fait. […] Toujours imité, jamais égalé ; c’est ce qui fait ma force. L’individu, ce que j’ai en moi, ça ne pourra jamais être copié. » Il y a plus de vingt ans, les Indiens ne s’y étaient pas trompés ; parfois ronchon, toujours bavard, il y a définitivement de l’Ours Parlant en Francis Venat. 

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